Interview de Jessica Chimenti, co-auteur de l’ouvrage « Chine digitale, dragon hacker de puissance »

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Depuis le 2 décembre 2019, les opérateurs chinois sont dans l’obligation d’utiliser l’intelligence artificielle pour s’assurer de l’identité réelle des utilisateurs de smartphones. Comprenez : tous les citoyens chinois vont être fichés par le gouvernement. La reconnaissance faciale n’est plus une option mais une obligation.

Jean-Baptiste JUSOT : Jessica Chimenti, vous venez de publier un essai sur la stratégie numérique chinoise. Selon vous la Chine a rattrapé son retard économique grâce au capitalisme numérique. Aviez-vous imaginé qu’un jour, l’État chinois puisse ficher l’ensemble de sa population ? Et selon vous, dans quel but ?

Jessica CHIMENTI : L’État chinois a depuis toujours accordé un grand intérêt aux activités de sa population. Jusqu’aux années 60, c’était pour détecter des phénomènes tels que l’hétérodoxie idéologique. Donc aujourd’hui le besoin de contrôle n’a pas cessé, bien au contraire. Le fait que la technologie est de plus en plus utilisée comme outil de vigilance afin de limiter les phénomènes de corruption est révélateur. Ce phénomène est en effet très répandus surtout dans les provinces. Un des piliers de la présidence de Xi Jinping est de mener une lutte réelle et permanente contre la corruption. Par conséquent, l’Intelligence Artificielle semble être un des moyens les plus efficaces pour le faire.

Le Crédit Social est un système de classification de la réputation où chacun se voit attribuer 1000 points. De ce fait, les points peuvent être perdus en cas de comportements »malhonnêtes ». Les citoyens peuvent être inscrits sans préavis dans des listes noires. Par exemple les sociétés de transport national punissent les contrevenants en les empêchant d’acheter des billets pendant un période de six à douze mois. Ce modèle de permis à points repose sur la capacité de croiser un certain nombre d’informations (banques, démarches administratives…) pour comprendre les comportements de la population. Bien que le Crédit Social reste, à ce stade, une expérimentation (2014-2020), il est évident que l’intégration de la reconnaissance faciale dans ce système de crédit à point, rends plus simple la détection de comportements contraires à la loi via les dispositifs de cameras des villes qui intègrent de plus en plus la même technologie de reconnaissance.

Toutefois, il ne faut pas oublier l’aspect du développement économique chinois via la sphère numérique, comme motif d’inspiration de notre ouvrage . La volonté de progrès s’appuie sur la maitrise de la technologie. L’IA est pour les chinois l’outil le plus performant pour « aller plus vite ». Cela signifie dépasser les pays, notamment les États-Unis, sur le plan digital. Un exemple, ANT Financial, filiale d’Alibaba, a intégré la reconnaissance faciale dans le système de paiement online Alipay. Ce système compte plus de 1 milliard d’utilisateurs. Alors pourquoi faire la queue au supermarché quand il est possible de payer en approchant le visage d’une caméra ? De plus, Alipay est en train d’ajouter des « filtres beauté ». Cela pour répondre à certains utilisateurs qui se sont plaints parce qu’ils trouvaient que l’application déformait leurs visages.

JB. J. : Dans votre étude, vous faites référence aux « 36 stratagèmes, traité secret de stratégie chinoise » écrit sous la dynastie Ming. 2 ruses ont retenu notre attention : « cacher son épée sous un sourire » et « entrer à petits pas ». Comme cela se traduit-il dans l’univers numérique aujourd’hui ?

J.C. : L’ère digitale a permis à la Chine d’adopter sur le plan immatériel, la stratégie de contournement. Comme le souligne notre ouvrage , le mot-clé est « confiance ». La Chine cherche à susciter l’intérêt de l’« adversaire » pour mieux le connaitre et l’infiltrer. La stratégie se base sur un avancement lent et tentaculaire qui prends son temps pour pénétrer l’univers de l’adversaire sans que ce dernier puisse se sentir menacé. La Chine n’a pas une posture ouvertement agressive visant un affrontement direct. Au contraire, elle attire les investisseurs étrangers comme levier d’infiltration ; notamment via les nouvelles routes de la soie.

« Mutatis mutandis », nous avons noté la même attitude en ce qui concerne les cybers attaques. La Chine ne s’engagera pas dans la mise en place des attaques de destruction massives, mais subtiles : les APT (menace persistante avancée), c’est-à-dire des attaques, capables de durer dans le temps, qui visent une cible spécifique ayant un patrimoine informationnel à détourner. Ceci est susceptible d’être transformé à leur avantage en output made in China.

JB. J. : On dit souvent que celui qui maîtrise l’information, maîtrise le pouvoir. Qu’est-ce qui vous permet de dire qu’en 2020, les chinois contrôleront 25% des datas mondiales ? Quelles sont vos sources ? Comment avez-pu réunir de telles informations ?

J. C. : Nous parlons ici des tendances globales par rapport aux estimations délivrées par les agences ou cabinets comme Synergy Search ou McKinsey.

JB. J. : Vous êtes originaire d’Italie. Dans votre essai, vous expliquez la situation économique des pays du sud de l’Europe comme la Grèce, l‘Italie, l’Espagne ou le Portugal. A vous lire, on a l’impression que ces pays en crise, semblent préférer se soumettre à la puissance chinoise plutôt que de disparaître. On le voit particulièrement avec la mise en place des nouvelles routes de la soie. Pourquoi selon vous, ces Etats ne se tournent-ils pas vers l’Europe ?

J.C. : La BRI (Belt and Road Initiative) peut être lue comme la traduction pratique de la stratégie de contournement. La Chine s’installe dans une Europe déjà divisée et « attaquée » aux flancs. D’un côté, elle crée les Instituts Confucius, qui apparaissent comme volonté d’influence dont la finalité est la diffusion de la culture chinoise comme moteur de confiance. Et de l’autre, la Chine cherche à établir des accords commerciaux pour s’installer dans le système en instillant une logique de dépendance.

Les pays les plus touchés par cette approche chinoise sont des pays déjà affaiblis par leurs propres systèmes. Le Portugal, voyant la présence de la Chine se renforcer après la crise, a récemment été le premier pays de la zone euro à émettre des « Panda Bonds », de la dette en monnaie chinoise, en créant un précédent. D’ailleurs, la Chine détient déjà 23% de l’OIV « Energias De Portugal » et se prépare à son rachat. Début novembre, la Grèce a signé avec la Chine un protocole en 16 points qui favorise l’accès aux secteurs des infrastructures énergétiques en contrepartie d’exportation des produits agricoles et des liaisons touristiques.

C’est un accord qui lui permet d’avoir accès aux secteurs stratégiques du pays. Quant à l’Italie, à la fin du mois de novembre, il y a eu 12 accords signés par des centres de recherche technologiques et par des universités sino-italiennes. Le but est de coopérer dans l’avancement technologique.

Quel sera la valeur du savoir-faire transféré directement aux chinois ? Dans ce contexte, les divisions internes à l’Europe ont été la faille qui a permis à l’Empire du Milieu de se rendre indispensable et attractif. Il s’agit là d’une stratégie d’influence ramifiée qui s’est installée dans la promesse de bénéfices partagés et d’opérations gagnant-gagnant… Or, les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.

JB. J. : Le numérique semble avoir permis à la Chine de réussir l’alliance parfaite entre le capitalisme libéral et le communisme. Grâce au numérique, les chinois renforcent même leur système politique tout en profitant de la mondialisation. Pensez-vous que l’ouverture des marchés et la multiplication des échanges grâce au numérique finiront-elles par affaiblir le régime chinois comme en son temps le régime soviétique ?

J.C. : Les conditions amenant à la chute du régime soviétique ne sont pas à attribuer exclusivement à l’ouverture et à la perestroïka. En effet, les choix économiques, étroitement liés à la finalisation des objectifs militaires, ont eu comme conséquence (in-intentionnelle) la dévastation de l’économie soviétique.

La Chine, tout au contraire, s’avère être un pays en plein développement. Elle est capable de se protéger tout en s’ouvrant à l’international. Il est évident que l’ouverture comporte des risques, mais il faut remarquer que les systèmes de contrôle et de pare-feu (« Great firewall ») assurent la stabilité intérieure. Au sein de la culture chinoise, la force des principes comme l’ordre et la stabilité ne sont pas remis en cause. De toute évidence, c’est bien l’État-Parti qui en garantit le maintien. Par exemple, au cours de l’été 2019, la Chine a lancé une deuxième vague (la première en 2015) pour la campagne « clean-up internet ». Cette campagne consiste donc à renforcer les mesures de contrôle et a réussi à fermer des VPN qui permettaient l’accès à Facebook ou à Google.

JB. J. : Vous nous présentez une situation à l’avantage de la Chine dans la mondialisation. Pensez-vous que la domination chinoise soit inéluctable ? Qu’est-ce qui pourrait freiner les projets hégémoniques chinois ?

J.C. : La guerre économique nous oblige à prendre conscience du basculement du barycentre mondial. Les théories politiques de l’ordre hégémonique (R. Gilpin et G. Modelski) nous indiquent que l’évolution d’un système est caractérisée par l’apparition de nouveaux États désormais puissants et capables d’établir nouveaux modèles internationaux. C’est ainsi que de nouvelles règles bouleversent l’équilibre établi. C’est très précisément la volonté de la Chine que de se positionner comme État-pilote.

Dans le domaine de la 5G, la Chine a pris tellement d’avance que les normes futures ne pourront pas être établies sans elle. Sur le plan normatif de la digitalisation, la Chine est ainsi devenue un acteur clé. En conséquence, elle ne pourra plus être exclu des concertations internationales.

Le déclenchement de la guerre économique Chine-US a été à l’origine d’une prise de conscience collective occidentale quant aux objectifs de la stratégie de contournement de Pékin. Toutefois, cette guerre représente aussi un outil pour en affaiblir l’avancée. Fermer l’accès aux marchés stratégiques représente le premier pas pour protéger notre patrimoine informationnel et stratégique. Une fois de plus, il faudrait s’éloigner de cette tendance de l’accord à tout prix.

JB. J. : Aujourd’hui, vous êtes responsable des opérations pour le Groupe CORPGUARD. Comment se traduit concrètement pour vos clients cette menace chinoise ? La France est-elle une cible pour ce « dragon hacker de puissance » ?

J.C. : En matière de connaissances et de savoir-faire, la France comme toute l’Europe sont les cibles de l’ambition chinoise. Il est donc très important de se positionner dans une démarche pédagogique vers nos clients qui ont une posture internationale. En particulier en leur conseillant d’anticiper le risque et de mettre en place des mesures de prévention. C’est ainsi que nous leurs proposons de les former et de les accompagner dans ce domaine.

JB. J. : Quel conseil pourriez-vous donner aux entrepreneurs français, patrons de PME et d’ETI qui pensent souvent que « cela n’arrive qu’aux autres » ?

J.C. : Le risque zéro n’existe pas. Encore une fois, une attaque informatique peut être préjudiciable à l’entreprise au même titre qu’une malveillance physique peut mettre en péril sa sûreté. Pour protéger votre entreprise protégez aussi vos données et formez vos salariés.

Jean-Baptiste JUSOT : Pour finir, félicitations pour l’obtention de la norme ISO 18788 et surtout pour l’élection de votre PDG au board de l’ICOCA…

Jean-Baptiste Jusot est consultant en influence, ancien journaliste, grand reporter.

Jessica Chimenti débute ses études à l’Université de Bologne où elle obtient un Bachelor de Sciences politiques et un Master 2 de de relations internationales. Elle s’installe en France en 2017 et obtient le MBA de l’EGE en 2019 « management des risques, sureté internationale et cybersécurité ». Aujourd’hui Jessica Chimenti est responsable des opérations pour le Groupe CORPGUARD. En 2019, elle participe à la rédaction d’un ouvrage collectif avec Agnès BOSCHET, Nicolas MERA LEAL et Thomas DUVAL, diplômés de l’EGE, intitulé « Chine digitale – Dragon hacker de puissance » (VA éditions).